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se prolonge, est toujours embarrassante à finir ; rien n’est pénible à démêler comme les confins des âges (Lucanus an Appulus, anceps) ; il faut souvent que quelque chose vienne du dehors et coupe court. Dans sa retraite une fois trouvée, au soleil, au milieu des livres dont une élite sous sa main lui sourit, la vie de Nodier s’ordonna : des après-midi flâneuses, des matinées studieuses, liseuses, et de plus en plus productives de pages toujours plus goûtées. Je me figure que bien des journées de Le Sage, de l’abbé Prévost vieillissant, se passaient ainsi. Les travaux même non voulus, les heures assujetties dont on se plaint, gardent au fond plus d’un correctif aimable, bien des enchantements secrets. A en juger par les fruits plus savoureux en avançant, il faut croire que la fatigue intérieure et trop réelle se trompe, s’élude, dans la production, par de certains charmes. Je ne sais quel penseur misanthropique a dit, en façon de recette et de conseil : « Un peu d’amertume dans les talents sur l’âge est comme quelque chose d’astringent qui donne du ton. » Assez d’écrivains éminents en ont eu de reste : ils n’ont pas ménagé cette dose d’astringent ; Nodier, lui, en manque tout à fait, et pourtant sa veine de talent a plutôt gagné, elle s’est comme échauffée d’une douce chaleur, en déployant au couchant la diversité de ses teintes. Si de tout temps il y eut en sa manière quelque chose qui est le contraire de la condensation, ces qualités élargies n’ont pas dépassé la mesure en se continuant, et elles ont rencontré, pour y jouer, des cadres de mieux en mieux assortis. Toutes les fois qu’il reproduit des souvenirs ou des songes de sa jeunesse, Nodier écrivain reprend une sève plus montante et plus colorée. Séraphine, Amélie, la fleur de ces récits heureux, l’ont assez prouvé : qu’on y ajoute la première partie d’Inès, on aura le plus parfait et le dernier mot de sa manière. Qu’on ne dédaigne pas non plus, comme échantillon final, deux ou trois dissertations de bibliophile, où, sous prétexte de bouquins poudreux, il butine le joli et le fin : il y a tel petit extrait sur