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feste dans ses lettres. Quoiqu’il avertisse quelque part[1] de ne pas trop se fier aux lettres d’un auteur comme à de bons témoins de ses pensées, plusieurs de celles où il parle de la perte de sa place respirent un ton de modération qui ne semble pas tenir seulement à une humeur calme, à une philosophie modeste, mais bien à une soumission mieux fondée et à un véritable esprit de christianisme. En d’autres endroits voisins des précédents, nous le savons, l’expression est toute philosophique ; mais avec Bayle, pour rester dans le vrai, il ne convient pas de presser les choses ; il faut laisser cœxister à son heure et à son lieu ce qui pour lui ne s’entre-choquait pas[2]. Nous aimons donc à trouver que le mot de bon Dieu revient souvent dans ses lettres d’un accent de naïveté sincère. Après cela, la religion inquiète médiocrement Bayle ; il ne se retranche par scrupule aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui paraît divertissante. Dans une lettre, tout à côté d’une belle phrase sincère sur la Providence, il mentionnera Hexameron rustique de La Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités : « Sed omnia sana sanis. » ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. Si, par impossible, quelque bel esprit janséniste avait entretenu une correspondance littéraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui suivent ?  « M. Hermant, docteur de Sor-

  1. Nouvelles de la République des Lettres, avril 1684.
  2. Voir une lettre intéressante (Oeuv. div., I, 184) où il explique pourquoi il n’était pas en bonne odeur de religion. — L’illustre Joseph de Maistre, si acharné aux athées, ne s’est pas montré trop rigoureux à l’endroit de Bayle : « Bayle même, le père de l’incrédulité moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l’irritation ou de l’esprit de parti ; il nie moins qu’il ne doute ; il dit le pour et le contre ; souvent même il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans l’article Leucippe de son Dictionnaire). » Principe générateur des Constitutions politiques, LXII. — Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui a son application en divers sens : « Tout est dans Bayle, mais il faut l’en tirer. » (Ce mot n’est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l’a cru.)