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ne m’avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Élise qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m’apporta avec grâce les Lettres provinciales.

… Vendredi, 9 décembre à dix heures du matin. — Elle m’ouvrit la porte en bonnet de nuit et me parla un moment tête à tête dans la cuisine ; j’entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu. Je revins à Polémieux l’après-dîner. »

Je ne multiplierai pas ces citations : tout le journal est ainsi. Madame Des Houlières et madame de Sévigné, et Richelieu, on vient de le voir, s’y mêlent agréablement ; les chansons galantes vont leur train : la trigonométrie n’est pas oubliée. On s’amuse à mesurer la hauteur du clocher de Saint-Germain (du Mont-d’Or), lieu de résidence de l’amie. Une éclipse a lieu en ce temps-là, on l’observe. Au retour, l’astronome amoureux lira une élégie très-passionnée de Saint-Lambert (Je ne sentais auprès des belles, etc., etc.), ou bien il traduira en vers un chœur de l’Aminte. Une autre fois, il prête son étui de mathématiques au cousin de sa fiancée, et il rapporte la Princesse de Clèves. Ses plus grandes joies, c’est de s’asseoir près de Julie sous prétexte d’une partie de domino ou de solitaire, c’est de manger une cerise qu’elle a laissée tomber, de baiser une rose qu’elle a touchée, de lui donner la main à la promenade pour franchir un hausse-pied, de la voir au jardin composer un bouquet de jasmin, de troëne, d’aurone et de campanule double dont elle lui accorde une fleur qu’il place dans un petit tableau : ce que plus tard, pendant les ennuis de l’absence, il appellera le talisman. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigné dans son journal, lui inspirait de plus des vers, les seuls dont nous citerons quelques-uns, à cause du mouvement qui les anime et de la grâce du dernier :

Que j’aime à m’égarer dans ces routes fleuries
Où je t’ai vue errer sous un dais de lilas !
Que j’aime à répéter aux Nymphes attendries,
Sur l’herbe où tu t’assis, les vers que tu chantas !