Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/317

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en ces Élysées supérieurs les devanciers illustres qu’on aura le plus aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l’homme qui plus tard, et déjà tempéré par la méthode, n’a pu s’empêcher de lancer ses ingénieux et hardis paradoxes sur le Sommeil, et qui consacre plusieurs leçons de son cours à la question de la vie antérieure. C’étaient encore, dans cette correspondance, des retours de désir vers le pays natal, vers la montagne d’où il tirait sa source, et le besoin de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels dont il était sevré : « Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines, la modeste rougeur de nos fraises ?  qui vous dira les murmures et les balancements de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres ?  et l’hiver, dans la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les chemins disparus sous de nouvelles montagnes, l’aigle et le corbeau qui planent au plus haut de l’air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que les familles s’assemblent au bruit des toits ébranlés, et prient Dieu pour le voyageur ?  Ô mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je ?  »

En 1820, ayant perdu son père, il revit ce Jura tant désiré, et toute sa chère Helvétie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, placé alors à Besançon, et lui-même atteint de cruelles douleurs et pertes domestiques, y cherchait un allégement dans l’entretien de l’amitié et dans les impressions pacifiantes d’une majestueuse nature. M. Dubois a écrit et a bien voulu nous lire un récit de cette époque de sa vie où son âme et celle de M. Jouffroy se confondirent si étroitement. Un tel morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, où revivent à côté des circonstances individuelles les émotions religieuses et politiques d’alors, serait la révélation biographique la plus directe, tant sur les deux amis que sur toute la génération d’élite à laquelle ils appartiennent. Mais il faut se borner à une pâle idée. Après avoir reconnu et salué le toît patriarcal, le bois de sapins en face, à gauche, qui pro-