Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/308

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distingués[1]dont nous parlons, que de talents heureux, originaux ! quelle promptitude, quelle ouverture de pensée ! quelles ressources de bien dire ! Comme ils paraissent alors supérieurs à leur œuvre, à leur action ! On se demande ce qui les arrête, pourquoi ils ne sont ni plus féconds, eux si faciles, ni plus certains, eux autrefois si ardents ; on se pose, comme une énigme, ces belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui méritent le plus l’étude et qui appellent longtemps le regard par l’étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect, immobile, apparaît surtout M. Jouffroy, celui-là même dont nous avons signalé le premier manifeste éloquent. Dans une génération où chacun presque possède à un haut degré la facilité de saisir et de comprendre ce qui s’offre, son caractère distinctif, à lui

  1. Le mot distingué, qui revient fréquemment dans cet article et qui s’applique si bien à la génération qu’on y représente, a commencé d’être pris dans le sens où on l’emploie aujourd’hui, à partir de la fin du xviie siècle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au vieux Saint-Évremond : « S’il (votre recommandé) est amoureux du mérite qu’on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera rempli ; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot. » Il paraît toutefois que ce mot distingué pris absolument, et sans être déterminé par rien, ne fit alors qu’une courte fortune, et il n’était pas encore pleinement autorisé à la fin du xviiie siècle. Je trouve dans l’Esprit des Journaux, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre là-dessus, tirée du Journal de Paris : Lettre d’un Gentilhomme flamand à mademoiselle Émilie d’Ursel, âgée de cinq ans. Dans des observations qui suivent, on répond fort bien à ce gentilhomme flamand, un peu puriste, que, s’il est bon de bannir de la conversation et des écrits ces mots aventuriers dont parle La Bruyère, qui font fortune quelque temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit ; et à propos de distingué tout court qui choquait alors beaucoup de gens et que beaucoup d’autres se permettaient, on le justifie par d’assez bonnes raisons : « On parle d’un peintre et on dit que c’est un homme distingué : on sait bien que ce doit être par ses tableaux ; pourquoi sera-t-on obligé de l’ajouter ?  Si je dis que M. l’abbé Delille est un homme de lettres distingué, est-il quelque Français qui s’avise de me demander par quoi ?
    « Pourquoi ne dirait-on pas un homme distingué, absolument,