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flexion. Or, ce rideau de terrain n’étant plus là pour borner la vue, lorsque l’étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu’on avait d’abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu’aperçut-on enfin ?  Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu’avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s’y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde ; l’élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu’on réputait des meilleurs firent comme la masse, et prétendirent qu’elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée par elle-même, qui arriverait.

Et non-seulement elle n’arrivera pas à ce grand but social qu’elle présageait et qu’elle parut longtemps mériter d’atteindre ; mais on reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu’ils pourraient du moins d’œuvres individuelles et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués, remarquables ; mais aucun jusqu’ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement : aucun dont le nom menace d’absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération : soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d’oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s’y prêtent ; soit qu’en effet parmi ces natures si diversement douées il n’y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur ; soit qu’il y ait dans les circonstances et dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténue ce qui, en d’autres temps, eût été du vrai génie.

Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs qui ne reproduisent souvent l’individu qu’infidèlement, on examine et l’on étudie en eux-mêmes les esprits