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de lui plus à l’aise. Ce petit événement décida son père à l’amener à Paris, où il le plaça au collège d’Harcourt. Le jeune Diderot s’y montra bon écolier et surtout excellent camarade. On rapporte que l’abbé de Bernis et lui dînèrent plus d’une fois alors au cabaret à six sous par tête[1]. Ses études finies, il entra chez un procureur, M. Clément de Ris, son compatriote, pour y étudier le droit et les lois, ce qui l’ennuya bien vite. Ce dégoût de la chicane le brouilla avec son père, qui sentait le besoin de brider, de mater par l’étude un naturel aussi passionné, et qui le pressait de faire choix d’un état quelconque ou de rentrer sous le toit paternel. Mais le jeune Diderot sentait déjà ses forces, et une vocation irrésistible l’entraînait hors des voies communes. Il osa désobéir à ce bon père qu’il vénérait, et seul, sans appui, brouillé avec sa famille (quoique sa mère le secourût sous main et par intervalles), logé dans un taudis, dînant toujours à six sous, le voilà qui tente de se fonder une existence d’indépendance et d’étude ; la géométrie et le grec le passionnent, et il rêve la gloire du théâtre. En attendant, tous les genres de travaux qui s’offraient lui étaient bien venus ; le métier de journaliste, comme nous l’entendons, n’existait pas alors, sans quoi c’eût été le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire le précepteur particulier des fils d’un riche financier, mais cette vie d’assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa plus sûre ressource était de donner des leçons de mathématiques : il apprenait lui-même tout en montrant aux autres. C’est plaisir de retrouver, dans le Neveu de Rameau, la redingote de peluche grise avec laquelle

  1. Diderot, dans l’avertissement qui précède l’Addition à la Lettre sur les Sourds et Muets, déclare qu’il n’a jamais eu l’honneur de voir M. l’abbé de Bernis ; mais ceci n’est qu’une feinte. Diderot n’était pas censé auteur de la lettre ; et nous devons dire, en biographe scrupuleux, que l’anecdote des joyeux dîners à six sous par tête entre le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour cela moins authentique.