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les difficultés du moment, semblait fort simple ; les obstacles étaient bien tranchés, et l’on se portait à l’assaut avec un concert admirable et des espérances à la fois prochaines et infinies. Diderot, si diversement jugé, est de tous les hommes du xviiie siècle celui dont la personne résume le plus complétement l’insurrection philosophique avec ses caractères les plus larges et les plus contrastés. Il s’occupa peu de politique, et la laissa à Montesquieu, à Jean-Jacques et à Raynal ; mais en philosophie il fut en quelque sorte l’âme et l’organe du siècle, le théoricien dirigeant par excellence. Jean-Jacques était spiritualiste, et par moments une espèce de calviniste socinien : il niait les arts, les sciences, l’industrie, la perfectibilité, et par toutes ces faces heurtait son siècle plutôt qu’il ne le réfléchissait. Il faisait, à plusieurs égards, exception dans cette société libertine, matérialiste et éblouie de ses propres lumières. D’Alembert était prudent, circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractère, sceptique en tout ce qui sortait de la géométrie ; ayant deux paroles, une pour le public, l’autre dans le privé, philosophe de l’école de Fontenelle ; et le xviiie siècle avait l’audace au front, l’indiscrétion sur les lèvres, la foi dans l’incrédulité, le débordement des discours, et lâchait la vérité et l’erreur à pleines mains. Buffon ne manquait pas de foi en lui-même et en ses idées, mais il ne les prodiguait pas ; il les élaborait à part, et ne les émettait que par intervalles, sous une forme pompeuse dont la magnificence était à ses yeux le mérite triomphant. Or, le xviiie siècle passe avec raison pour avoir été prodigue d’idées, familier et prompt, tout à tous, ne haïssant pas le déshabillé ; et quand il s’était trop échauffé en causant de verve, en dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi ! il ne se faisait pas faute alors, le bon siècle, d’ôter sa perruque, comme l’abbé Galiani, et de la suspendre au dos d’un fauteuil. Condillac, si vanté depuis sa mort pour ses subtiles et ingénieuses analyses, ne vécut pas au cœur de son époque, et n’en représente aucunement la plénitude, le