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réelle. Et comme si l’aspect de l’hypocrisie libertine avait rendu Regnier à de plus chastes délicatesses d’amour, il nous y parle, en vers dignes de Chénier, de

la belle en quila belle en qui j’ai la pensée
D’un doux imaginer si doucement blessée,
Qu’aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps,
Nous rendons en amour jaloux les plus contents.

Regnier avait le cœur honnête et bien placé ; à part ce que Chénier appelle les douces faiblesses, il ne composait pas avec les vices. Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.

André de Chénier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d’un amour non moins sensuel, mais avec des différences qui tiennent à son siècle et à sa nature. Ce sont des Phrynés sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton ; non plus des Alizons ou des Jeannes vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère ; et la belle Amélie, et Rose à la danse nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent à la fête ; l’orgie est complète et durera jusqu’au matin. O Dieu ! si Camille le savait ! Qu’est-ce donc que cette Camille si sévère ?  Mais, dans l’une des nuits précédentes, son amant ne l’a-t-il pas surprise elle-même aux bras d’un rival ? Telles sont les femmes d’André Chénier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d’ardeur à l’étude, à la poésie, à l’amitié. « Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu connue[1], choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse : mais,

  1. Premier chapitre d’un ouvrage sur les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres. (Édit. de M. Robert.)