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VICTOR HUGO.

tard, et de victoire arrachée, mais un concert de ravissement, des écharpes flottantes, une vraie fête de famille. On aurait pu compter ce soir-là tout le bataillon sacré, tout le chœur choisi : de peur de froisser personne en mentionnant, en qualifiant ou en omettant, j’aime mieux renvoyer pour les noms le lecteur curieux aux collections de la Muse. Le seul Lamartine échappait à ces fades mollesses et les ignorait ; après avoir poussé son chant, il s’était enfui vers les lacs comme un cygne sauvage. Qu’on ne juge point pourtant que le résultat dernier de cette période fut d’être fatale à la poésie et à l’art ; ceux qui étaient condamnés au mauvais goût en furent infectés et en périrent, voilà tout : les natures saines et fortes triomphèrent. De Vigny, avec son beau et chaste génie, ne garda de la subtile mysticité d’alors que ce qui lui sied comme un faible et comme une grâce. Pour Hugo, il ne s’en est pas guéri seulement, il s’en est puni quelquefois. Ces vrais poëtes gagnèrent aux réunions intimes dont ils étaient l’âme, d’avoir dès lors un public, faux public il est vrai, provisoire du moins, artificiel et par trop complaisant, mais délicat, sensible aux beautés, et frémissant aux moindres touches. L’autre public, le vrai, le définitif, et aussi le plus lent à émouvoir, se dégrossissait durant ce temps, et il en était encore aux quolibets avec nos poètes, ou, qui mieux est, à ne pas même les connaître de nom, que déjà ceux-ci avaient une gloire. Ils durent à cette gloire précoce et restreinte de prendre patience, d’avoir foi et de poursuivre. Cependant Hugo, par son humeur active et