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« — Sir Henri Bulwer, l’ambassadeur, écrit de Madrid : « Vous avez une invasion de barbares dirigée par Orphée… » et avec cet esprit positif qui est bien des Anglais, il ajoute : « Mais les chœurs se payent bien cher, 30 sols par jour ! Comment les finances y pourront-elles suffire ? »

« — Lamartine veut aujourd’hui (Voir son discours aux Italiens, du 28 mars 1818) qu’on raye Machiavel de la liste des grands hommes politiques. Il proclame d’avance un Washington européen, et il se mire déjà lui-même dans ce Washington. Jocelyn se profile partout ! »

« — Voilà Lamartine professeur de je ne sais quoi au Collége de France ! Cela me rappelle qu’un jour il me dit (au commencement de sa carrière politique) : « Avez-vous jamais lu de l’économie politique ?… » et sans attendre ma réponse : « Avez-vous jamais mis le nez dans ce grimoire ? Rien n’est plus facile, rien n’est plus amusant. » Eh bien ! le voilà à même de pratiquer et de professer ces sciences faciles. »

« — Ce n’est pas en lui-même ni dans son bon sens personnel que Lamartine puise ce qui lui reste de bon aujourd’hui : il le doit à ses habitudes antérieures, au milieu social d’où il est sorti, à une certaine atmosphère d’homme comme il faut dont il ne pourra jamais se défaire. Là est sa garantie et la nôtre, — non pas dans son caractère, mais uniquement dans son éducation. »

« — Il y a encore de la poésie dans les choses. J’étais sorti dimanche 16 avril (1848) à deux heures, au moment où l’on battait le rappel et où le gouvernement semblait gravement menacé. J’allais de l’Institut[1] à la place Royale chez mes amis Olivier, pour leur lire le premier chapitre de Port-Royal (du troisième volume qu’on imprime). J’évitai les quais et la Grève, qui devaient être encombrés de peuple ; je pris la Cité, Notre-Dame, l’île Saint-Louis, et j’arrivai à la place Royale, où la garde nationale du quartier s’assemblait. Je lus mon chapitre à travers les tambours. Vers cinq heures je quittai mes amis. L’attitude de Paris était rassurante ; l’émeute avait avorté, et la garde nationale en foule remplissait les rues. Après m’être promené vers la Bastille, je rabattis sur la

  1. Je demeurais alors à l’Institut, à titre de conservateur de la Bibliothèque Mazarine.