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l’abîme d’azur ; mais on avait là toujours à deux pas la terre, les fleurs, le bosquet du rivage, le phare allumé de l’amante. Puis la nacelle est devenue une barque plus hardie, plus confiante aux étoiles et aux larges eaux : le rivage s’est éloigné et a blanchi à l’horizon ; mais de la rade on y revenait encore, on y recueillait encore de tendres ou cruels vestiges ; on y voyait à chaque approche comme plusieurs phares scintillants qui vous rappelaient : c’était trop s’éloigner ou trop souvent revenir. La barque a fait place au vaisseau : ç’a été la haute mer cette fois, le départ majestueux et irrévocable ; plus de rivages qu’au hasard, çà et là, et en passant ; les cieux, rien que les cieux et la plaine sans bornes d’un Océan Pacifique. Le bon Océan sommeille par intervalles ; il y a de longs jours, des calmes monotones ; on ne sait pas bien si l’on avance ; mais quelle splendeur, même alors au poli de cette surface ! quelle succession de tableaux à chaque heure des jours et des nuits ! quelle variété miraculeuse au sein de la monotonie apparente ! et à la moindre émotion, quel ébranlement redoublé de lames puissantes et douces, gigantesques, mais belles ; et surtout, et toujours, l’infini dans tous les sens, profundum, altiudo[1] !

  1. À cette admiration de plus en plus sentie, je ne veux opposer qu’une pensée qui m’est familière, et qui exprime bien moins une restriction de louanges qu’une tristesse, peut-être bizarre, d’affection : « Les grands hommes, les grands écrivains et poètes, arrivés à un certain point de leur carrière, sont comme ces fleuves démesurément larges à leur embouchure et trop ouvertement navigables. Tous les connaissent, et ils connaissent tous. C’est une banalité que leur gloire. Oh ! que je les aime bien mieux