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sèque, n’as plus su aboutir d’une manière récréante, fructueuse et féconde ! hommes illustres et frappés ! Sénancour a plus d’un trait fraternel qui l’unit à vous, génie dévié avec l’un, génie entravé avec l’autre, exemple pareil d’un inexplicable naufrage, d’un achoppement boiteux de la destinée[1].

  1. On lit dans son traité de l’Amour cette page bien digne de réflexion : « En vous rappelant sans cesse que les vrais biens sont très-supérieurs à tout l’amusement offert par l’opulence même, sachez pourtant compter pour quelque chose cet argent qui tant de fois aussi procure ce que ne peut rejeter un homme sage. Pour dédaigner les richesses, attendez que vous ayez connu les journées du malheur, que de longues privations aient diminué vos forces, et que vous ayez vu, dans la pauvreté, le génie même devenir stérile, à cause de la perpétuelle résistance des choses, ou de la faible droiture des hommes. Il vous sera permis de dire alors que rien d’incompatible avec le plus scrupuleux sentiment de notre dignité ne trouverait une excuse dans l’or reçu en échange ; mais vous saurez aussi que des richesses légalement acquises seraient d’un grand prix, et vous laisserez la prétention de mépriser les biens à ceux qui, ne pouvant s’en détacher, s’irritent contre une sorte d’ennemi toujours victorieux. » L’antique bon sens d’Hésiode avait déjà parlé en son temps de la honte mauvaise et ruineuse de l’homme pauvre : « car une honte qui n’est pas bonne tient l’homme nécessiteux, la honte qui tantôt sert et tantôt nuit si fort aux hommes. » En regard de ces tristes peintures, il faut mettre une page de l’heureux Goethe dans Wilhelm Meister : « Trois fois heureux ceux que leur naissance place aussitôt sur les hauteurs de l’humanité, qui n’ont jamais habité, jamais traversé, comme simples voyageurs, l’humble vallée où tant d’honnêtes gens agitent misérablement leur existence ! Dès leur naissance, ils montent dans le vaisseau pour faire la traversée commune, et profitent des vents favorables, tandis que les autres, réduits à se porter eux-mêmes, nagent péniblement, profitent peu de la faveur des vents et périssent, après avoir bientôt épuisé leurs forces, dans l’horreur du naufrage. Que la démarche de l’homme est libre et légère quand il est né