Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/122

Cette page a été validée par deux contributeurs.
114
PORTRAITS CONTEMPORAINS.


Au seuil nouveau déposant ta piqûre
Et n’abjurant nulle ancienne amitié,
Du mal présent que tu prends en pitié
Tu vois le terme, et ton espoir s’épure.
Guéri des uns, tu comptes plus sur tous.
L’Humanité chemine au rendez-vous ;
Elle n’a plus de chaîne qui la noue ;
Tu vas devant, la regardant venir.
Si chaque jour entend crier la roue,
Une harmonie embrasse l’avenir.
Ainsi les ans, Poëte, te consolent,
Et tes chansons encore une fois volent,
Derniers essaims ; non plus du lourd frelon
Purgeant leur ruche à force d’aiguillon,
Non plus épris du sein pâmé des roses,
Des vins chantants dont tu savais les doses,
Des trois couleurs du siècle adolescent :
L’esprit d’un siècle a ses métempsycoses,
Cher Béranger, la sagesse y consent.
Mais les chansons cette fois réunies,
Vierges essaims, paisibles colonies,
Loin des lambeaux dans la lutte expirant,
Cherchent l’air libre et l’espace plus grand,
L’orme sacré de la Cité future,
Des horizons que le dieu d’Épicure
Eût ignorés et que t’ouvrit le tien.
Telles déjà, selon l’oracle ancien,
Au fond d’un bois, les divines abeilles,
Gage choisi de clémentes merveilles.
Symbole heureux des jours renouvelés.
Naissaient aux flancs des taureaux immolés,
Montaient dans l’air,… et la grappe enchantée
Réjouissait le regard d’Aristée[1].

 
  1. On pourrait mettre à cette pièce de vers pour épigraphe :
    Ingentes animos angusto in pectore versant.