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PENSÉES D’AOÛT.

Après qu’il a chanté, nul ne saura se taire :
Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix :
Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
Il faudrait bien les suivre, Ô Boileau, pour leur dire
Qu’ils égarent le souffle où leur doux chant s’inspire,
Et qui diffère tant, même en plein carrefour,
Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

Dans l’époque, à la fois magnifique et décente,
Qui comprit et qu’aida ta parole puissante,
Le vrai goût dominant, sur quelques points borné,
Chassait du moins le faux autre part confiné ;
Celui-ci hors du centre usait ses représailles ;
Il n’aurait affronté Chantilly ni Versailles,
Et, s’il l’avait osé, son impudent essor
Se fût brisé du coup sur le balustre d’or.
Pour nous, c’est autrement : par un confus mélange
Le bien s’allie au faux, et le tribun à l’ange.
Les Pradons seuls d’alors visaient au Scudéry :
Lequel de nos meilleurs peut s’en croire à l’abri ?
Tous cadres sont rompus ; plus d’obstacle qui compte ;
L’esprit descend, dit-on : — la sottise remonte ;
Tel même qu’on admire en a sa goutte au front,
Tel autre en a sa douche, et l’autre nage au fond.
Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre,
Aller droit à l’auteur sous le masque du livre,
Dire la clef secrète, et, sans rien diffamer,
Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer ?
Voila, cher Despréaux, voilà sur toute chose
Ce qu’en songeant à toi souvent je me propose,
Et j’en espère un peu mes doutes éclaircis —
En m’asseyant moi-même aux bords où tu t’assis.
Sous ces noms de Colins que ta malice fronde,
J’aime à te voir d’ici parlant de notre monde