Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
231
PENSÉES D’AOÛT.

J’ai compris, j’ai senti que quelque point m’abuse,
Qu’il manque en plus d’un lieu le léger de la muse ;
Et bien que tout poëte, en ce siècle, ait sa foi,
Son château-fort à lui, dont il est le seul roi,
J’hésite, et des raisons tant de fois parcourues
Je crie à moi l’élite et toutes les recrues.

La poésie en France allait dans la fadeur,
Dans la description sans vie et sans grandeur,
Comme un ruisseau chargé dont les ondes avares
Expirent en cristaux sous des grottes bizarres,
Quand soudain se rouvrit avec limpidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut : Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaira tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l’autre horizon, l’Atlantide à saisir.
Des rivaux, sans l’entendre, y couraient pleins de flamme ;
Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme,
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D’un destin inégal, mais aucun d’eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l’empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan
(Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan,
Un baron féodal), combattit sous l’armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure :
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait[1].

Venu bien tard, déjà quand chacun avait place,
Que faire ? où mettre pied ? en quel étroit espace ?

  1. Cette tour d’ivoire est devenue comme inséparable du nom de M. de Vigny ; le mot a couru, et il est resté.