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PENSÉES D’AOÛT.

Rien lu jusqu’à ce jour ; mais le nom assez haut
Suffisait à l’oreille et faisait son assaut.
Si loin qu’il eût vécu du monde, jeune athlète,
Des assiégeants du temple il savait la trompette.
Dans un petit voyage et séjour à Paris
Avec monsieur Antoine, il avait trop compris
De quels traits redoutés fulminait dans l’orage
Cette gloire, qu’en face il faut qu’il envisage,
En face,… il le faut bien,… il faut qu’il sache voir
De combien sur lui pèse un si brusque devoir
On doutait ;… la lecture à la fin fut permise :
Émile, il vous lut donc ; il vous lut, Héloïse !
Il lut tous ces écrits d’audace et de beauté,
Troublants, harmonieux, mensonge et vérité,
Éloquence toujours ! — Ô trompeuse nature !
Simplicité vantée, et sitôt sans pâture !
Foi de l’âme livrée aux rêves assouvis !
Conscience fragile ! oh ! qui mieux que ce fils
Vous saisit, vous sonda dans l’œuvre enchanteresse,
Embrassant, rejetant avec rage ou tendresse,
Se noyant tout en pleurs aux endroits embellis,
Se heurtant tout sanglant aux rocs ensevelis ;
N’en perdant rien, grandeur, éclat, un coin de fange ?…
Et son cœur en révolte imitait le mélange.
Sous son ardent nuage ensemble et sous sa croix,
En ces temps-là, farouche, il errait par les bois,
Et collé sur un roc, durant une heure entière,
Il répétait Grand Être ! ou l’Ave, pour prière.
Autant auparavant il ne la quittait pas,
Autant depuis ce jour il évitait les pas
De la jeune compagne, à son tour plus contrainte :
Il se taisait près d’elle et rougissait de crainte.
La Présidente aussi demeurait sans pouvoir ;
Et la lutte durait. Enfin il voulut voir,