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LES CONSOLATIONS.

Tout cela, puis mourir plus humblement encore,
Pleuré de quelques yeux, mais sans écho sonore,
Sans flambeau qui longtemps chasse l’oubli vaincu,
Ô mon cœur, toi qui sens, dis : est-ce avoir vécu ? —
Pourquoi non ? et pour nous qu’est-ce donc que la vie ?
Quand aux jeux du foyer votre enfance ravie
Aurait franchi déjà bien des monts et des flots,
Et vu passer le monde en magiques tableaux ;
Quand plus tard vous auriez égaré vos voyages,
Mêlé vos pleurs, vos cris au murmure des plages ;
Semé de vous les mers, les cités, les chemins ;
Loin d’aujourd’hui, d’hier, jeté vos lendemains
En avant au hasard, comme un coureur en nage
Lance un disque dans l’air qu’il rattrappe au passage ;
Quand, sinistre, orageux, étourdi de vos bruits,
Vous auriez, sous le vent, veillé toutes vos nuits ;
Vous n’auriez pas vécu pour cela plus peut-être
Que tel cœur inconnu qu’un village a vu naitre,
Qu’un cloître saint ensuite a du monde enlevé
Et qui pria vingt ans sur le même pavé ;
Vous n’auriez pas senti plus de joie immortelle,
Plus d’amères douleurs ; vous auriez eu plus qu’Elle
Des récits seulement à raconter, le soir.
Vivre, sachez-le bien, n’est ni voir ni savoir,
C’est sentir, c’est aimer ; aimer, c’est là tout vivre :
Le reste semble peu pour qui lit à ce livre ;
Sitôt que passe en nous un seul rayon d’amour,
L’âme entière est éclose, on la sait en un jour ;
Et l’humble, l’ignorant, si le Ciel le convie
À ce mystère immense, aura connu la vie.
Ô vous, dont le cœur pur, dans l’ombre s’échauffant,
Aime ardemment un père, un époux, un enfant,
Une tante, une sœur ; foule simple et bénie,
Qui savez où l’on va quand la vie est finie,