Page:Sainte-Beuve - Poésies 1863.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
LES CONSOLATIONS.

Et plus d’un soir, rentrant, le désespoir dans l’âme,
Un coup d’œil m’atteignit que je ne cherchais pas.

Caprices ! vœux légers ! Lucile, Natalie,
Toi qui mourus, Emma, fantômes chers et doux,
Et d’autres que je sais et beaucoup que j’oublie,
Que de fois pour toujours je me crus tout à vous !

Mais comme un flot nouveau chasse le flot sonore,
Comme passent des voix dans un air embaumé,
Comme l’aube blanchit et meurt à chaque aurore,
Ainsi rien ne durait… et je n’ai point aimé !

Non, jamais, non l’amour, l’amour vrai, sans mensonge,
Ses purs ravissements en un cœur ingénu,
Et l’unique pensée où sa vertu nous plonge,
Et le choix éternel… je ne l’ai pas connu !

Et si, trouvant en moi cet ennui que j’évite,
Retombé dans le vide et las des longs loisirs,
Pour dévorer mes jours et les tarir plus vite,
J’ai rabaissé mon âme aux faciles plaisirs ;

Si, touché des cris sourds de la chair qui murmure,
Sans attendre, ô mon Dieu, le fruit vermeil et frais,
J’ai mordu dans la cendre et dans la pourriture,
Comme un enfant glouton, pour m’assoupir après ;

Pardonne à mon délire, à l’affreuse pensée
D’une mort sans réveil et d’une nuit sans jour,
À mon vœu de m’éteindre en ma joie insensée ;
Pardonne : — tout cela, ce n’était pas l’amour.