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rencontre dans les rangs distingués de la société une certaine classe d’esprits sérieux, moraux, rationnels ; vaquant aux études, aux idées, aux discussions ; dignes de tout comprendre, peu passionnés, et capables seulement d’un enthousiasme d’intelligence qui témoigne de leur amour ardent pour la vérité. À ces esprits de choix, au milieu de leur vie commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout intellectuel, la religion philosophique suffit ; ce qui leur importe particulièrement, c’est de se rendre raison des choses ; quand ils ont expliqué, ils sont satisfaits : aussi le côté inexplicable leur échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère, s’ils ne trouvaient moyen de l’assujettir, en le simplifiant, à leur mode d’interprétation universelle. Le dirai-je ? ce sont des esprits plutôt que des âmes ; ils habitent les régions moyennes ; ils n’ont pas pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du cœur ; ils ne sont pas rafraîchis, après les flammes de l’expiation, dans la sérénité d’un éther inaltérable ; ils n’ont pas senti la vie au vif.

J’honore ces esprits, je les estime heureux ; mais je ne les envie pas. Je les crois dans la vérité, mais dans une vérité un peu froide et nue. On ne gagne pas toujours à s’élever, quand on ne s’élève pas assez haut. Les physiciens qui sont parvenus aux plus grandes hauteurs de l’atmosphère, rapportent qu’ils ont vu le soleil sans rayons, dépouillé, rouge et fauve, et partout des ténèbres autour d’eux. Plutôt que de vivre sous un tel soleil, mieux vaut encore demeurer sur terre, croire aux Ondoyante lueurs du soir et du matin, et prêter sa docile prunelle à toutes les illusions du jour, dût-on baisser la paupière en face de l’astre éblouissant ; — à moins que l’âme, un soir, ne trouve quelque part des ailes d’Ange, et qu’elle ne s’échappe dans les plaines lumineuses, par de la notre atmosphère, à une hauteur où les savants ne vont pas.

Oui, eût-on la géométrie de Pascal et le génie de René, si la mystérieuse semence de la rêverie a été jetée en nous et a germé sous nos larmes dès l’enfance ; si nous nous sentons de bonne