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de toutes les formes de poésie, la forme lyrique plus qu’aucune autre, et de tous les genres de poésie lyrique, le genre rêveur, personnel, l’élégie ou le roman d’analyse en particulier. On s’y adonne avec prédilection ; on s’en pénètre ; c’est un enchantement ; et, comme on se sent encore trop voisin du passé pour le perdre de vue, on essaye d’y jeter ce voile ondoyant de poésie qui fait l’effet de la vapeur bleuâtre aux contours de l’horizon. Aussi la plupart des chants, que les âmes malades nous ont transmis sur elles-mêmes, datent-ils déjà de l’époque de convalescence ; nous croyons le poëte au plus mal, tandis que souvent il touche à sa guérison ; c’est comme le bruit que fait dans la plaine l’arme du chasseur, et qui ne nous arrive qu’un peu de temps après que le coup a porté. Cependant, convenons-en, l’usage exclusif et prolongé d’une certaine espèce de poésie n’est pas sans quelque péril pour l’âme ; à force de refoulement intérieur et de nourriture subtile, la blessure à moitié fermée pourrait se rouvrir : il faut par instants à l’homme le mouvement et l’air du dehors ; il lui faut autour de lui des objets où se poser ; et quel convalescent surtout n’a besoin d’un bras d’ami qui le soutienne dans sa promenade et le conduise sur la terrasse au soleil ?

L’amitié, ô mon Ami, quand elle est ce qu’elle doit être, l’union des âmes, a cela de salutaire qu’au milieu de nos plus grandes et de nos plus désespérées douleurs, elle nous rattache insensiblement et par un lien invisible à la vie humaine, à la société, et nous empêche, en notre misérable frénésie, de nier, les yeux fermés, tout ce qui nous entoure. Or, comme l’a dit excellemment M. Ballanche, « toutes les pensées d’existence et d’avenir se tiennent ; pour croire à la vie qui doit suivre celle-ci, il faut commencer par croire à cette vie elle-même, à cette vie passagère. » Le devoir de l’ami clairvoyant envers l’ami infirme consiste donc à lui ménager cette initiation délicate qui le ramène d’une espérance à l’autre ; à lui rendre d’abord le goût de la vie ; à lui faire supporter l’idée de lendemain ; puis, par degrés, à substituer pieusement dans son esprit, à cette idée vacil-