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ET TÉMOIGNAGES.

n’était qu’un pauvre étudiant en médecine, logé dans une mansarde, ne connaissait le monde que par ouï-dire, et s’il s’avise de le peindre d’après ses livres, comme Gilbert et Malfilâtre, il trahit aussitôt sa gaucherie et ses mœurs vulgaires. Mais sous cet habit délabré il y a un cœur d’homme et une âme d’artiste. Il était né bon, aimant, religieux, dévoué, plein de cet enthousiasme qui mène aux grandes choses, pour peu que le vent nous pousse ; mais pas le moindre souffle ne l’a aidé. Loin de là ; triste plante, née sur les rochers et loin du soleil, il n’a pu grandir. Ses premières espérances se sont dissipées comme un rêve ; ses premières affections ont été trahies. Il ne demandait pourtant qu’une compagne, un peu d’aisance, et une noble gloire, fruit du travail. Mais celle qu’il aimait a trouvé un parti plus riche. Rendu défiant par le malheur, ne croyant plus même à sa vocation poétique, il se tourne vers une carrière plus sûre et étudie la médecine. Il a travaillé et a réussi, mais ses maîtres lui préfèrent des concurrents plus obséquieux. Trop fier et trop timide pour tenter de nouvelles épreuves, il accepte son sort ; il se voue à la pauvreté et à la retraite, sans se douter que la solitude ne lui sera pas moins funeste que le monde. Là viennent le tourmenter toutes ces bonnes, toutes ces généreuses facultés refoulées en lui-même, et qui n’ont pu trouver d’emploi ni d’essor. Ses vertus, comme des parfums aigris, se changent en poisons. Son génie de poëte se réveille pour l’entourer d’illusions qui augmentent ses maux : son âme aimante se prend à des chimères. La poésie, à laquelle il se livre, l’enlève à ses peines par intervalle, pour le laisser retomber ensuite plus épuisé et plus vulnérable. Ses meilleurs instincts le trompent et ne lui conseillent que de dangereux remèdes. S’il veut rafraîchir son cœur, c’est dans la lecture brûlante de Thérèse Aubert et de Valérie ; s’il veut calmer les doutes de son esprit, il n’a sous la main que Cabanis et Bichat. Victime du sort, de l’égoïsme d’autrui et de sa propre faiblesse, il tombe dans le marasme, et meurt, blâmé, selon l’usage, plutôt que plaint de ceux qui l’ont connu.

« Ses Poésies, où se reflètent, sans beaucoup d’ordre, mais avec une extrême vérité, presque toutes les émotions intimes de cette triste vie, nous ont causé cette sorte de plaisir rêveur qui ne résulte d’ordinaire que de la lecture des romans. Nous avons été surpris d’entendre traiter d’immorale l’impression que produit ce livre. Sans doute ce n’est pas un caractère stoïque que celui de Joseph Delorme ; si l’on écrivait d’imagination, on pourrait aisément en tracer un plus fort. Mais la moralité d’un livre, s’il faut absolument qu’il y en ait une, ne résulte pas toujours de la perfection idéale du héros. Ici, par exemple, elle est, selon nous, dans la vue même de la lutte