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JUGEMENTS DIVERS


Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme.


« Comme nous l’avions prédit, cet opuscule a fait éclat, nous avons presque dit scandale. À peine publié, l’éloge et le blâme ont été extrêmes, surtout le blâme. En effet, un pareil ouvrage, à part ses défauts, ne devait pas exciter une sympathie fort étendue. Ce legs d’un disciple exalté d’André Chénier ne pouvait paraître fort agréable aux vieux classiques, partisans fidèles de l’alexandrin de Boileau, à césure invariable. Il devait choquer encore plus vivement peut-être la plupart des lecteurs de nos salons, qui n’imaginent guère l’élégie possible sans le coloris brillant et la grâce coquette de Parny. Ce n’est pas tout : ce malencontreux Recueil a encouru la défaveur inattendue d’une partie de ceux mêmes qui paraissaient le mieux préparés pour le bien recevoir, et qui ne sont pas d’ordinaire les derniers à applaudir aux innovations. Quant à nous, qui avons peu de goût pour l’alexandrin à césure fixe, qui avons loué si souvent et si cordialement toutes les originalités étrangères, Faust, Werther, les poésies de Gæthe, de Schiller, de Wordsworth et de Kirke White, nous avons vu avec plaisir l’apparition de cet ouvrage, où, malgré quelques taches que nous ne déguiserons pas, nous avons cru reconnaître un talent poétique un peu âpre peut-être, mais plein de franchise, de vigueur et de vérité. Aujourd’hui nous ne reprendrons rien de nos éloges ; nous les expliquerons en les accompagnant de quelques critiques. Si, d’ailleurs, il y a entre nous l’école qui se porte pour héritière d’André Chénier quelques dissidences de principes, comme le fait entendre un peu aigrement M. Delorme, c’est une raison de plus pour nous de rendre pleinement justice à ce livre ; car, si l’on a bonne grâce à se montrer sévère avec les siens, c’est une étroite obligation d’être plus que juste à l’égard de ses adversaires.

« Joseph Delorme, dont nous allons examiner l’histoire et les Poésies posthumes, est, comme on l’a déjà dit, de la famille de Werther et de René. Mais combien il est loin de posséder, comme ses deux aînés, ce qu’il faut pour être applaudi de notre siècle, qui est bien plus classique qu’il ne le croit ! D’abord Joseph n’est pas en proie, comme Werther, à une passion ardente, romanesque, unique : donc il ne saurait prétendre à l’intérêt. Il n’a pas non plus, comme René, les manières distinguées d’un grand seigneur déchu, ni cet élégant désordre de parure qui ne messied pas au désespoir. Ce