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VIE DE JOSEPH DELORME

neraient à la terre ; je recommencerais mon existence ; je travaillerais, je suerais à vivre : je serais homme. — Délire ! et les dégoûts du lendemain, et les tracasseries de la gène, et mes incurables besoins de solitude, de silence et de rêves ! Elle serait malheureuse avec moi ; la misère m’a dépravé à fond ; il pourrait survenir, Dieu m’en garde ! d’horribles moments où je serais tenté… Nos enfants, d’ailleurs, nous payeraient-ils nos peines ? les filles seraient-elles sages et belles, les fils honnêtes et laborieux ? Seraient-ils tous, envers nous, enfants respectueux et tendres ? l’ai-je toujours été moi-même ? — Non, une main invisible m’a retranché du bonheur ; j’ai comme un signe sur le front, et je ne puis plus ici-bas m’unir avec une âme. Allez dire à la feuille arrachée, qui roule aux vents et aux flots, de prendre racine en terre dans la forêt, et de devenir un chêne. Moi, je suis cette feuille morte ; je roule quelque temps encore, et l’automne va me pourrir. — Mais elle pleurera, elle, à ton silence ; passée aux bras d’un autre, elle te regrettera toute sa vie, et tu auras corrompu sa destinée. Oui, elle pleurera durant huit jours d’un regret mêlé de dépit ; elle rougira et pâlira tour à tour à mon nom ; elle soupirera même, sans le vouloir, à la première nouvelle de ma mort. Mais, dès la seconde pensée, elle se félicitera d’en avoir épousé un qui vit ; chaque enfant de plus l’attachera à sa condition nouvelle ; elle y sera heureuse si elle doit l’être ; et, arrivée un jour au terme de l’âge, à propos d’une scène d’enfance racontée un soir à la veillée, elle se souviendra de moi par hasard, comme de quelqu’un qui s’y trouvait présent, et qu’elle aura autrefois connu. »

Joseph s’était retiré l’été dernier à un petit village voisin de Meudon ; il y mourut, dans le courant d’octobre, d’une phthisie pulmonaire, compliquée, à ce qu’on croit, d’une affection de cœur. Une triste consolation se mêle pour nous à l’idée d’une fin si prématurée. Si la maladie s’était prolongée quelque temps encore, il était à craindre qu’il n’en eût pas attendu l’effet ; du