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DE JOSEPH DELORME.


Quand son mari partant la laissait plus d’un jour
Maêtresse, elle arrangeait, avec grâce et détour,
Ce qu’elle appelait des soirées ;
C’est-à-dire, sa sœur, elle et moi, nous causions
Ces soirs-là plus longtemps ; et notre âme, en rayons,
Courait les cieux et les contrées !

La lune et le jardin, en tonnelle couvert,
Faisaient comme harmonie à notre gai concert,
Bordure qu’Hoffmann eût choisie.
Des poëtes aimés nous répétions le nom ;
Puis elle me chantait ce doux chant de Mignon,
La tendresse et la fantaisie !

Pourtant je dus partir ; et la veille j’allai,
J’allai, je la vis seule, et le rire éveillé :
 « Ah ! je pars ; c’est demain, » lui dis-je :
Et son rire cessa, son front pâlit, ses yeux
Se mouillèrent ; tirant un anneau précieux
Où l’abeille au myrte voltige :

« Emportez-le, » dit-elle ; et, me disant cela,
Sa tête se penchait, son accent se voila,
Et l’âme y trahit sa lumière !
Ému, je m’approchai ; je pus serrer la main
Qui ne résistait pas ; sans effort, sans larcin,
Ma lèvre effleura sa paupière.

Mais soudain retentit le marteau du dehors !
— Quelqu’un ! — et loin de moi s’élança son beau corps,
Et son geste étouffa le charme.
« Oh ! tout est là, lui dis-je… un destin tout entier !
« J’ai cueilli le premier baiser et le dernier,
 « Et c’était pour prendre une larme ! »