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POÉSIES


POUR MON CHER MARMIER[1]


SUR L’ELSTER.


Elle était fraîche et belle, et quoique née au bord
D’une onde où volontiers les Vellédas du Nord
Penchent aux saules de la rive,
Elle riait souvent ; et d’un ton peu rêveur,
Durant mes mois d’exil, m’avait pris en faveur,
Comme une sœur folâtre et vive.

Et comme on nous le dit des filles de Chio,
Tout autour de mon cœur elle faisait écho
Avec ses chastes railleries,
Y mêlant toutefois, fine blonde aux yeux bleus,
Un regard par instants, un soupir onduleux,
Comme un accord des deux patries.

Quand du travail du jour j’arrivais tout muet,
Vite elle me lançait, comme au front un jouet,
Une tendre attaque charmante,
Et, si son allemand servait mal son propos,
Elle allait, en français, jetant à point des mois,
Que son mari présent commente[2].

Entre les plus beaux noms que la Muse essaya,
Je m’appelais son Puck ; elle, Titania !
Nous nous aimions sous le nuage.
Que l’amour fût dessous, elle le sentait bien ;
Mais elle semblait dire, en cachant le lien :
 « Tu n’iras pas plus loin, Volage ! »

  1. Ce Joseph Delorme était si voué à la muse élégiaque, que lorsqu’il ne chantait pas pour lui, et dès qu’il y avait trêve dans ses amours, il se mettait à chanter pour quelqu’un de ses amis et comme en son propre nom.
  2. Il était en effet très-docte commentateur et philologue.