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VIE DE JOSEPH DELORME

d’artisans, cela suffisait, durant la semaine, aux consolations chétives de notre ami ; depuis, il nous a peint lui-même ses soirées du dimanche dans la pièce des Rayons jaunes. Sur ce boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents, voûté comme un aïeul, perdu en de vagues souvenirs, et s’affaissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée. Si quelque méditation suivie l’occupait, c’était d’ordinaire un problème bien abstrus d’idéologie condillacienne ; car, privé de livres qu’il ne pouvait acheter, sevré du commerce des hommes, d’où il ne rapportait que trouble et regret, Joseph avait cherché un refuge dans cette science des esprits taciturnes et pensifs. Son intelligence avide, faute d’aliment extérieur, s’attaquait à elle-même, et vivait de sa propre substance comme le malheureux affamé qui se dévore.

Cependant, au milieu de ces tourments intérieurs, Joseph poursuivait avec constance les études relatives à sa profession. Quelques hommes influents le remarquèrent enfin, et parlèrent de le protéger. On lui conseilla trois ou quatre années de service pratique dans l’un des hôpitaux de la capitale, après quoi on répondait de son avenir. Joseph crut alors toucher à une condition meilleure : c’était l’instant critique ; il rassembla les forces de sa raison et se résigna aux dernières épreuves. S’il parvenait à les surmonter, et si, au sortir de là, comme on le lui faisait entendre, un patronage honorable et bienveillant l’introduisait dans le monde, sa destinée était sauve désormais ; des habitudes nouvelles commençaient pour lui et l’enchaînaient dans un cercle que son imagination était impuissante à franchir ; une vie toute de devoir et d’activité, en le saisissant à chaque point du temps, en l’étreignant de mille liens à la fois, étouffait en son âme jusqu’aux velléités de rêveries oisives ; l’âge arrivait d’ailleurs pour l’en guérir, et peut-être un jour, parvenu à une vieillesse pleine d’honneur, entouré d’une postérité nombreuse et de la considération universelle, peut-être, il se serait rappelé avec charme ces mêmes années si sombres ;