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DE JOSEPH DELORME

Et quand tu reviendrais, par miracle échappé,
Quand, aux feux de midi séchant ton corps trempé,
Tu sentirais un peu renaître ton courage,
Et que, pâle à jamais des scènes du naufrage,
Sur ton luth vierge encor, sur ta flûte de buis,
Tu voudrais les chanter durant les longues nuits,
Personne sous tes chants ne suivra ta pensée,
Et de loin on rira de la plainte insensée.

Et quand (nouveau miracle !) à la lyre soumis,
Enchanté de ces maux divinement gémis,
Plein des cris arrachés à tes douleurs sublimes
Et de ces grands récits qui rouvrent les abîmes,
Tout mortel ici-bas qui souffrit un seul jour
Adorerait ton nom et t’aimerait d’amour,
Toi poëte, toujours, comme un enfant sauvage,
Sous un charme inconnu t’égarant au rivage,
Tu vivras à rêver sur l’éternel tableau,
À regarder encor tomber tes pleurs dans l’eau,
À saisir dans la voix de l’écume plaintive
Quelque nom oublié de nymphe fugitive,
À voir aux flots du lac un soleil onduler :
Et l’affreux souvenir revenant, s’y mêler
Gâtera tout, soleil, flots bleus, doux noms de femme…
Malheur à qui sonda les abîmes de l’âme !