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Tout le début des Martyrs se sent de l’appareil épique obligé ; c’est imité, traduit, c’est du pastiche fait avec talent. Je ne dis pas cela des invocations seulement, mais des personnages et de leur entrée en scène. Démodocus est un grand prêtre homérique, tout affublé des lambeaux et des centons de son aïeul (pannis homericis). Le talent propre à l’auteur se retrouve d’abord dans les descriptions : ainsi, quand il nous peint le retour de Cymodocée s’en revenant seule la nuit avec sa nourrice de la fête de Diane qui s’était célébrée à Limné :

« C’était une de ces nuits dont les ombres transparentes semblent craindre de cacher le beau ciel de la Grèce ce n’étaient point des ténèbres, c’était seulement l’absence du jour. L’air était doux comme le lait et le miel, et l’on sentait à le respirer un charme inexprimable. Les sommets du Taygète, les promontoires opposés de Colonides et d’Acritas, la mer de Messénie brillaient de la plus tendre lumière ; une flotte ionienne baissait ses voiles pour entrer au port de Coronée, comme une troupe de colombes passagères ploie ses ailes pour se reposer sur un rivage hospitalier ; Alcyon gémissait doucement sur son nid, et le vent de la nuit apportait à Cymodocée les parfums du dictame et la voix lointaine de Neptune ; assis dans la vallée, le berger contemplait la lune au milieu du brillant cortège des étoiles, et il se réjouissait dans son cœur. »

Voilà le talent mais on sent le calcul et la mythologie

    passions et leur sens divers, avec ce mélange de bien et de mal qui est proprement la vie. Je fais acception de la différence de genre entre le drame et l’épopée et encore pourrait-on dire que l’épopée, qui a pour elle le temps et l’espace, est tenue de représenter plus au complet le développement humain. Toujours est-il que M. de Chateaubriand se place à un point de vue tout opposé à pousse à l’art, et il est allé jusqu’à prétendre que dans l’ordre poétique Racine est plus naturel que Shakspeare ! (Voir Mélanges littéraires, page 66, édit. de 1826.)