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DE LA POÉSIE ET DES POÈTES

sentiment et la passion dramatique, et aussi par un coin d’esprit qu’on y mêle, que le public peut accepter, j’ai presque dit, peut pardonner la poésie : à l’état pur, elle n’existe guère que pour les poètes entre eux.

Il y a quelques années, à Lyon, on a vu se produire un poète éminent, noble, harmonieux, solitaire, sentant et aimant profondément la nature, et agitant avec sincérité en lui les problèmes de la destinée humaine et l’énigme du siècle, cette lutte, qui est celle de toutes les âmes supérieures, entre la science et les croyances, entre les anciennes illusions perdues et les idées nouvelles encore flottantes. M. Victor de Laprade, par son poème de Psyché (1841), par celui d’Éleusis (1843), par les Odes et pièces qu’il a composées alors et depuis, s’est placé au premier rang dans l’ordre de la poésie platonique et philosophique. M. de Laprade possède au plus haut degré ce qui manque trop à des poètes de ce temps, distingués, mais courts ; il a l’abondance, l’harmonie, le fleuve de l’expression ; il est en vers comme un Ballanche plus clair et sans bégayement, comme un Jouffroy qui aurait reçu le verbe de poésie. Qu’il nous permette d’ajouter que la grandeur et l’élévation dont il fait preuve si aisément, et qui lui sont familières, amènent bientôt quelque froideur ; il n’a pas assez d’émotion et de ces cris qui font songer qu’on est un homme d’ici-bas ; il n’a pas assez de ce dont M. de Musset a trop[1]. Tout en restant dans les con-

  1. M. de Laprade a, depuis, remplacé Alfred de Musset à l’Acadé- mie (1858). Il ne se pouvait de plus parfait conlraste. M. de Laprade a fort convenablment loué Musset ; celui-ci ne l’appréciait nullement : il y avait antipathie de nature. Un jour qu’on discutait à l’Académie le plus ou moins de mérite de l’un des derniers Recueils de M. de Laprade : « Est-ce que vous trouvez que c’est un poëte, ça ? » me dit tout à coup l’enfant du siècle, balbutiant et ivre à demi, mais toujours couronné de roses.