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DE LA POÉSIE ET DES POÈTES

écouter. La critique, à chaque renouvellement de régime, peut essayer et combiner des programmes qu’elle croit utiles ; elle peut proposer et recomposer ses plans d’une littérature studieuse et réparatrice, c’est son droit comme son devoir ; mais l’imagination, la fleur, l’inspiration de la passion et du sentiment, lui échappent ; cela naît et recommence comme il plaît à Dieu, et ne se conseille pas. Aujourd’hui donc je ne viens rien conseiller, mais je veux simplement jeter un coup d’œil sur l’état actuel de la poésie, et sur le mouvement qu’elle a suivi dans ces dernières années.

Parler des poëtes est toujours une chose bien délicate, et surtout quand on l’a été un peu soi-même. On sait mieux alors à quelles sensibilités on s’adresse, et comme il est facile de blesser en ne voulant qu’effleurer. Si vous n’en avez pas fait vous-même, vous ne savez pas quel prix tout poëte met à ses vers. Quand on juge les ouvrages d’un autre genre, on a affaire aux recherches d’un auteur, à ses raisonnements et à ses jugements, à son talent dans la partie extérieure et plus ou moins aguerrie ; ici, dans la poésie, on a affaire à la chimère secrète de chacun, à son idéal préféré. On entre dans ce qui est du goût personnel et particulier, dans ce que la folle du dedans s’est mise à chérir par choix et à revêtir amoureusement à sa manière. Juger les vers des gens, c’est presque comme si l’on disputait avec un amoureux sur sa maîtresse, avec cette différence toutefois que, s’il ne vous est pas permis d’en dire le moindre mal, on vous accordera très-bien d’en devenir amoureux vous-même.

Sans aller jusque-là avec quantité de vers qui en sont peu dignes, il est bien certain qu’il faut commencer par aimer la poésie avant de se mêler de la juger. Pour mon compte, j’ose m’assurer que je l’aime toujours. En tenant dans mes mains ces volumes de forme et d’ins-