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CAUSERIES DU LUNDI.

est, il m’attache assez pour me faire plaisir et peine ; plus serait trop. » Soyons juste : il y a des moments aussi où l’on conçoit l’impatience de Rousseau, où on la partage presque ; car Mme de La Tour est bien exigeante sans paraître s’en douter. Elle lui envoie un jour un autre portrait d’elle, mais un portrait peint en miniature. Elle attache à cet envoi une importance bien naturelle chez une femme, chez une femme qui aime, qui voudrait être aimée sans qu’on l’ait encore vue ; mais cette importance se trahit aussi par trop de soins. Elle exige de Rousseau qu’au moment même où il recevra le portrait ou la lettre qui l’accompagne (et dût sa réponse ne partir que huit jours après), il se mette à écrire… quoi ?… à écrire sa première impression. Elle veut saisir cette première impression au vif, et telle qu’elle ne fasse qu’un saut de l’esprit et du cœur sur le papier. Rousseau obéit, mais en deux mots, et trop froidement au compte de la sensible Marianne : « Le voilà donc enfin, ce précieux portrait si justement désiré ! il m’arrive au moment où je suis entouré d’importuns et d’étrangers… J’ai cru devoir vous donner avis de sa réception, afin de vous tranquilliser là-dessus. » La pauvre Marianne est désespérée et furieuse de recevoir si peu : « Votre laconisme me désole, mon ami. » Elle voudrait savoir comment on l’a trouvée dans ce portrait ; elle a grand soin d’avertir qu’il n’est pas flatté ; que tout le monde la trouve mieux. Enfin elle est femme. Hélas ! tout cela repose sur une illusion, sur cette idée qu’en aimant elle peut être aimée aussi. Mme de La Tour ne savait pas que depuis Mme d’Houdetot, le cœur de Rousseau n’avait plus à rendre de flamme. Aussi, malgré tous ses efforts, elle ne peut trouver à se loger dans ce cœur resserré et aigri ; elle voudrait introduire une douceur, une consolation secrète dans cette gloire ; cela eût sans doute été