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MADAME DE LA TOUR-FRANQUEVILLE.

qui est le saint de son oratoire, et vous aurez vu Mme  de La Tour.

Si nos lecteurs n’ont pas tout à fait oublié un charmant Portrait, que nous avons cité autrefois, d’une grande dame du xviie siècle, se dépeignant elle-même, la marquise de Courcelles[1], ils peuvent se représenter les deux tons et les deux siècles dans leur parfaite opposition : d’un côté, la grâce fine, délicieuse et légère ; de l’autre, des traits plus fermes, plus dessinés, nullement méprisables, et un tour de grâce auquel il ne manque qu’une certaine négligence aisée et naturelle.

Rousseau lui-même, quoique ce soit là une beauté dans son genre et taillée sur le patron de son idéal, sent bien le défaut. Il trouve à Mme  de La Tour l’esprit net et lumineux ; mais il avait remarqué dès l’abord dans ses lettres un caractère d’écriture trop lié et trop formé, une régularité extrême d’orthographe, une ponctuation « plus exacte que celle d’un prote d’imprimerie, » quelque chose enfin qui, à lui soupçonneux, lui avait fait croire un moment que ce pouvait être un homme qui se déguisait ainsi pour lui jouer un tour. En voyant en elle son ouvrage, il ne pouvait s’empêcher de le trouver trop parfait.

Mme  de La Tour était une personne de mérite et de vertu. Mariée à un homme peu digne, et de qui elle finit par se séparer sur le conseil et du consentement de sa famille, elle n’abusa point de son malheur pour se croire le droit de se consoler. Elle a un tort pourtant comme toutes les femmes de cette école de Rousseau : elle ne parle pas seulement de sa sensibilité et de ses grâces, elle parle de son caractère, de ses principes, de ses mœurs et de sa vertu. Je ne sais si les personnes du

  1. Voir au tome premier des Causeries du Lundi, page 58.