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CAUSERIES DU LUNDI.


« Avec quelque, exactitude que je veuille vous détailler mes traits, lui écrivait-elle, il me sera impossible de vous donner une juste idée de leur ensemble ; je n’y saurais que faire, et j’en suis fâchée. Du moins sur ma taille, je ne veux coûter aucun frais à votre imagination ; j’ai, raisonnablement chaussée, quatre pieds neuf pouces et dix lignes de haut, et de l’embonpoint tout ce qu’il faut en avoir. Mon visage, qui, grâce à la petite vérole dont je suis un peu marquée, est la partie la moins blancbe de ma personne, ne l’est pourtant pas encore trop mal pour une brune. Son contour est d’un ovale parfait, et son profil agréable. J’ai les cheveux fort bruns et très-avantageusement placés ; le front un peu élevé ; et d’une forme régulière ; les sourcils noirs et bien arqués ; les yeux à fleur de tête, grands, d’un bleu foncé, la prunelle petite, et les paupières noires ; mon nez, ni gros, ni fin, ni court, ni long, n’est point aquilin, et cependant contribue à me donner la physionomie d’un aigle. Ma bouche est petite et suffisamment bordée ; mes dents sont saines, blanches et bien rangées ; mon menton est bien fait, et mon cou bien pris, quoique un peu court. J’ai les bras, les mains, les doigts, les ongles même, dessinés comme les voudrait une fantaisie de peintre. Venons à présent à ma physionomie, puisque, grâce au Ciel, j’en ai une. Elle annonce plus de contentement que de gaieté, plus de bonté que de douceur, plus de vivacité que de malice, plus d’àme que d’esprit. J’ai le regard accueillant, le maintien naturel, et le sourire sincère. D’après ce portrait, qui est pourtant bien le mien, vous allez me croire belle comme un ange ? Point du tout ! je n’ai qu’une de ces figures qu’on regarde à deux fois. Reste un article qui, à mon sens, tient assez à la personne pour qu’on en fasse mention, et que vous-même n’avez pas dédaigné : la façon de se mettre. Mes cheveux composent ordinairement toute ma coiffure : je les relève le plus négligemment qu’il m’est possible, et je n’y ajoute aucun ornement ; à la vérité, je les aime avec assez d’excès pour que cela dégénère en petitesse. Comme je suis modeste et frileuse, on voit moins de moi que d’aucune femme de mon âge. Rien dans mon habillement ne mérite le nom de parure. Aujourd’hui, par exemple, j’ai une robe de satin gris, parsemée de mouches couleur de rose… »


Placez une telle femme à son clavecin, chantant un air du Devin du Village, ou bien mettez-la à sa table à écrire, ayant en face d’elle la collection rangée des Œuvres de Jean Jacques, et au-dessus le portrait de celui