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MADAME DE LA TOUR-FRANQUEVILLE.

l’y autoriser quand il écrit : « Je ne supporterais pas l’idée que vous attribuassiez à négligence… » Que dirait Fénelon ? que dirait Voltaire ? Il y a là de quoi les faire souffrir et crier. Jamais non plus vous ne trouveriez de ces fautes régulières et méthodiques sous la plume des femmes de la fin du xviie siècle ou de la première moitié du xviiie. Ô plume négligente et légère des Aïssé, des Caylus et des Coulanges, où êtes-vous ? On trouverait plutôt chez elles une faute d’orthographe ou de grammaire, ce qui est moins grave selon moi. Mais ici tout est marqué, accentué, accusé. « Si j’avais reçu vos lettres, écrit Rousseau à Mme  de La Tour, je n’en aurais point nié la réception. » Sentez-vous le défaut ? car, si on ne le sent pas, je n’ai pas à le prouver. Et encore, parlant des éloges que Claire donne à son amie, il dira : « Avec quel plaisir son cœur s’épanche sur ce charmant texte ! » Je crois sentir, en un mot, dans ce style si régulier, si ferme, si admirable aux pages heureuses, un fond de prononciation âcre et forte, qui prend au gosier un reste d’accent de province.

Je dis les défauts, mais il ne faut pas trop y insister d’abord, et il convient de ne pas perdre le fil du petit roman qui est noué à peine. Pour montrer, avant tout, ce qu’était Mme  de La Tour, cette Julie qui se croyait en droit d’être comparée à Julie d’Étanges, et pour prouver qu’elle n’en était pas trop indigne, je ne puis faire rien de mieux que de citer son propre Portrait, envoyé par elle à Rousseau, un jour que celui-ci, dans une de ses rares boutades de galanterie, lui avait demandé comment elle s’habillait, afin de pouvoir se fixer l’imagination, disait-il, et se faire quelque idée d’elle. Car elle ne le vit en tout que trois fois, et, à cette date où elle traçait le Portrait, elle ne l’avait pas visité encore.