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MADAME DE LA TOUR-FRANQUEVILLE.

poste pour poste, sans se faire prier. On a beau être misanthrope et ours, on est toujours sensible à ces engageantes avances d’une admiration nouvelle et mystérieuse encore. Mais, dès cette première lettre, il prend ses précautions et se peint déjà avec ses variations bizarres : « J’espère, madame, malgré le début de votre lettre, que vous n’êtes point auteur, que vous n’eûtes jamais intention de l’être, et que ce n’est point un combat d’esprit auquel vous me provoquez, genre d’escrime pour lequel j’ai autant d’aversion que d’incapacité. » Il entre alors très au sérieux dans ce jeu prolongé des Claire, des Julie et des Saint-Preux ; il ne fait pas semblant, comme ce serait de bon goût à un écrivain bien appris, de traiter légèrement les personnages de son invention ; il continue de leur porter respect, et d’en parler dans le tête-à-tête comme s’ils étaient de vrais modèles : « À l’éditeur d’une Julie, vous en annoncez une autre, une réellement existante, dont vous êtes la Claire. J’en suis charmé pour votre sexe, et même pour le mien ; car, quoiqu’en dise votre amie, sitôt qu’il y aura des Julie et des Claire, les Saint-Preux ne manqueront pas ; avertissez-la de cela, je vous supplie, afin qu’elle se tienne sur ses gardes… » Puis tout à coup il s’enflamme à l’idée de retrouver quelque part une image des deux amies inséparables qu’il a rêvées ; l’apostrophe, cette figure favorite qui est son tic littéraire, lui échappe : « Charmantes amies ! s’écrie-t-il, si vous êtes telles que mon cœur le suppose, puissiez-vous, pour l’honneur de votre sexe et pour le bonheur de votre vie, ne trouver jamais de Saint-Preux ! Mais si vous êtes comme les autres, puissiez-vous ne trouver que des Saint-Preux ! »

Tout cela, lu aujourd’hui à froid, par des hommes d’une génération qui n’a point eu les mêmes enthousiasmes, paraît un peu singulier et provoque le sourire.