Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
66
CAUSERIES DU LUNDI.

avant la faute. Ce qui décide des grands succès pour les ouvrages d’imagination, c’est lorsque la création de l’auteur est telle, qu’une foule de contemporains, à la lecture, croient aussitôt s’y reconnaître : ils s’y reconnaissent d’abord par quelques traits essentiels qui les touchent, et ils finissent par s’y modeler pour le reste. Le poète, le romancier, ne voulait que réaliser le fantôme de ses rêves, et voilà qu’il a trouvé la forme qu’attendaient, que chérissaient vaguement d’avance les imaginations du moment, et qu’elles ne pouvaient définir et démêler sans lui. Aussi, du premier jour, elles se jettent sur l’œuvre qui est plus ou moins leur miroir, et elles se mettent à en adorer l’auteur avec passion et reconnaissance, comme si, en composant, il n’avait songé qu’à elles. C’est toujours soi qu’on aime, même dans ce qu’on admire.

Il y avait deux années déjà que la Nouvelle Héloïse avait paru, et qu’elle enflammait de toutes parts, qu’elle ravageait les imaginations sensibles. Rousseau, âgé de quarante-neuf ans, retiré à Montmorency, jouissait de ce dernier intervalle de repos (un repos bien troublé) avant la publication de l’Émile qui allait bouleverser sa vie. Il reçut, à la fin de septembre 1761, une lettre non signée, dans laquelle on lui disait : « Vous saurez que Julie n’est point morte et qu’elle vit pour vous aimer ; cette Julie n’est pas moi ; vous le voyez bien à mon style : je ne suis tout au plus que sa cousine, ou plutôt son amie, autant que l’était Claire. » C’était l’amie de Mme  de La Tour, qui faisait ici le rôle de Claire, et qui dénonçait à Jean-Jacques l’admiratrice nouvelle, digne elle-même d’être admirée. Après d’assez longs éloges sur cette Julie inconnue et sur son droit d’entrer en relation avec le grand homme, on indiquait à Rousseau un moyen de répondre. Il répondit, et cette première fois