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CAUSERIES DU LUNDI.

tège d’admirateurs, et surtout de femmes, qui l’exaltent, qui l’entourent, qui le chérissent, qui se sacrifieraient de grand cœur à lui, et (je leur en demande bien pardon) qui, si on les laissait faire, l’auraient, sans le vouloir, bientôt mis en pièces comme Orphée. Mais c’est là aussi, c’est dans cet entourage où tout se reflète et s’exagère, qu’il est parfois commode et piquant de connaître un auteur et de le retrouver. Dis-moi qui t’admire, et je te dirai qui tu es, — du moins qui tu es par la forme du talent, par le goût. Nous avons eu, de nos jours, bien des exemples de ces cortèges divers que nous avons vus passer. M. de Chateaubriand, après Atala et René, a eu ses admiratrices passionnées, nobles, tendres, délicates, dévouées jusqu’à en mourir : on eût vu marcher en tête la pâle et touchante Mme de Beaumont. Ce qui suffirait pour donner la plus haute idée de la qualité du talent de M. de Chateaubriand, c’est en général la nature distinguée des femmes qui s’y sont prises, qui se sont éprises de lui pour son talent. M. de Lamartine est venu ensuite, et nous avons eu des milliers de sœurs d’Elvire, rêveuses et mélancoliques comme elle. Dans les dernières années, et depuis Jocelyn, le cercle s’est élargi ou plutôt transformé, les Elvire sont devenues des Laurence. M. de Balzac, le célèbre romancier, a eu plus que personne son cortège de femmes, celles de trente ans en masse et d’au-delà, dont il a si bien saisi le faible et flatté l’infirmité secrète, toutes ces organisations nerveuses et fébriles qu’il a eu l’art de magnétiser. Au xviiie siècle, Bernardin de Saint-Pierre, après Paul et Virginie, fut assiégé d’admiratrices aussi, entre lesquelles Mme de Krüdner se montra l’une des plus vives. Mais c’est Rousseau qui commença cette grande révolution en France, et qui, en fait de littérature, mit décidément les femmes de la partie. Il souleva en sa faveur cette