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CAUSERIES DU LUNDI.

leurs ressenties et racontées après coup. Dans le moment il n’éprouva qu’une joie furieuse et délirante. Il voudrait nous faire croire qu’à la première Restauration, il aurait été d’avis qu’on gardât la cocarde tricolore : c’est un mensonge : « Qu’entend-on en France depuis six mois, écrivait-il en 1814, sinon ces paroles : Les Bourbons y sont-ils ? Où sont les Princes ? Viennent-ils ? Ah ! si l’on voyait un drapeau blanc ! »

Vainement il essaie aujourd’hui l’apologie de cet écrit, De Buonaparte et des Bourbons ; on sourit de le voir se couvrir de toutes les autorités les plus libérales pour montrer qu’il était dans son droit en s’exprimant alors comme il le fit. Lanjuinais, Mme  de Staël, Ducis, Lemercier, Chénier lui-même, Carnot, Benjamin Constant, Béranger, M. de Latouche, « mon brave et infortuné ami Carrel, » tous sont invoqués comme témoins justificatifs de cette fameuse brochure. Et pourquoi ne pas dire simplement : J’ai été violent, j’ai été injuste, j’ai été passionné ? Mais l’embarras de M. de Chateaubriand tient à ceci : il veut la popularité, il veut être l’idole du siècle et de l’avenir, et il s’aperçoit trop tard qu’il a heurté et insulté la grande idole populaire, Napoléon. Il voudrait tout concilier, tout réparer, et, chose plaisante ! après avoir épuisé tous les témoins à décharge, il s’appuie en définitive du témoignage même de Napoléon qui, parcourant la brochure à Fontainebleau, aurait dit : Ceci est juste, et ceci ne l’est pas.

Il est difficile d’imaginer ce que Napoléon a pu trouver de juste dans une brochure où on lit à chaque page des phrases comme celle-ci :


« Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens… Encore quelque temps d’un pareil règne, et la France n’eût plus été qu’une caverne de brigand. »