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CAUSERIES DU LUNDI.

se confondirent, au moment de sa démission, dans un sentiment d’indignation généreuse, et firent un éclat qui lui imposait désormais un rôle.

Cependant M. de Chateaubriand avait visité l’Orient et la Grèce ; il avait composé les Martyrs, l’Itinéraire ; il avait à peu près terminé son œuvre, son voyage littéraire autour du monde, et il sentait qu’il s’ennuyait toujours, qu’il y avait en lui un grand vide, et que son talent demandait aliment et pâture. Son fameux article du Mercure, en 1807, où il se vantait d’être un Tacite sous Néron, plus tard ce Discours de réception à l’Académie, qu’il se mit dans l’impossibilité de prononcer, étaient surtout des indices de ce malaise d’un talent immense sans emploi suffisant, et d’un cœur incurablement ennuyé.

Le chant XXIVe des Martyrs débute par une admirable invocation et de nobles adieux adressés à la Muse : « C’en est fait, ô Muse ! encore un moment, et pour toujours j’abandonne tes autels ! Je ne dirai plus les amours et les songes séduisants des hommes : il faut quitter la lyre avec la jeunesse. » Cette jeunesse, qui s’enfuyait en effet, bien qu’elle dût avoir encore tant de retours, laissait M. de Chateaubriand au milieu de la vie avec un talent puissant, une ardeur dévorante, une ambition qui ne savait où chercher son objet. Il a exprimé en maint endroit ce sentiment impatient et si naturel aux fortes natures, qui leur fait désirer un vaste champ d’activité. Dans ce Discours de réception à l’Académie qui ne put être prononcé, il disait dès l’abord énergiquement :

« Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l’isoler au milieu des affaires humaines… Quoi ! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l’écrivain toute considération morale élevée ! on lui défendra d’examiner le côté