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M. DE MALESHERBES

moires sur la Librairie. S’il pensait ainsi de l’administrateur, à plus forte raison du ministre : « Pour faire un bon ministre, disait-il, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi nous en avons été la preuve. Notre science était toute dans les livres ; nous n’avions aucune connaissance des hommes. » On n’a nulle raison de révoquer en doute ces paroles qu’il a répétées plus d’une fois et à plus d’une personne. Il remarquait encore, en parlant de Louis XVI, que cette extrême sensibilité, si aimable, si désirable dans la vie privée et dans des temps tranquilles, devenait souvent, dans un temps de révolution, plus fatale à un roi que certains vices. » Cette remarque de Malesherbes lui est applicable à lui-même en tant que ministre et politique. Un grand et vrai politique ne doit pas être bon comme un particulier ; il doit agir et gouverner en vue des bons et des honnêtes gens, voilà sa morale ; mais, pour cela, il doit croire au mal et aux méchants, y croire beaucoup et s’en défier sans relâche.

Grand magistrat, ministre trop sensible et trop vite découragé, avocat héroïque et victime sublime, c’est ainsi que peut se résumer tout M. de Malesherbes. M. Dupin, dans son excellent travail, s’est attaché à montrer que Malesherbes ne s’était pas trompé, je ne dis pas en conduite, mais dans les vues, et que sur tous les points capitaux de liberté religieuse, de liberté de la presse, de liberté individuelle, d’égalité en matière d’impôt, cet homme éclairé n’avait fait que devancer les idées que les diverses Chartes et Constitutions ont mises en vigueur depuis. M. Dupin a parfaitement démontré cette thèse. Malesherbes, ce Franklin de vieille race, avait très-nettement embrassé la société moderne dans ses articles fondamentaux ; il l’avait d’avance prévue et anticipée ; mais s’il ne s’était pas trompé sur le