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M. DE MALESHERBES

bien il les aima et les protégea efficacement, mais non à l’aveugle, et sans jamais manquer à ses devoirs, et comment il sut garder une mesure presque impossible dans une position où il était de toutes parts en butte aux plaintes, aux susceptibilités et aux exigences les plus contraires. Je ne citerai plus qu’un trait qui témoigne de la manière de voir élevée et désintéressée qu’il portait dans la direction des Lettres.

Un jour, Marmontel, qui était rédacteur du Mercure eut l’idée, pour être agréable à M. de Malesberbes, d’écrire l’éloge d’un de ses cousins, le président de Lamoignon, qui venait de mourir (mai 1759), et il lui demanda de lui procurer quelques détails biographiques. M. de Malesberbes lui répondit :


« Je suis très-sensible, Monsieur, à l’offre que vous voulez bien me faire de donner au public une espèce d’Éloge d’un homme à qui je dois m’intéresser et comme mon ami et comme l’aîné de ma famille. Mais, puisque vous me demandez ce que j’en pense, je ne crois pas que la vie de M. de Lamoignon ait produit des événements assez brillants pour intéresser beaucoup le public. La mauvaise santé qu’il a toujours eue, etc., etc. (Suivent des détails relatifs à son cousin.)

« Après vous avoir répondu, Monsieur, comme parent et ami de M. de Lamoignon, me permettrez-vous de vous dire mon avis comme amateur de la littérature et comme m’intéressant au succès d’un ouvrage périodique qui doit acquérir un nouveau lustre entre vos mains ? Les Éloges que vous me proposez de donner des gens de mérite et que le public regrette, seront pour leur mémoire et pour leur famille l’hommage du monde le plus flatteur, et il sera très-agréable pour vous d’en être le dispensateur ; mais ce ne sera qu’autant que vous ne les laisserez pas avilir en les prodiguant avec trop de facilité. Ne croyez pas. Monsieur, que l’éloge le mieux fait et le mieux écrit en impose au public s’il n’a déjà prononcé avant l’auteur…

« Je ne vous ai pas fait cette objection à l’occasion de mon neveu (mort aussi depuis peu de temps), parce que le public avait bien voulu partager notre douleur, et d’ailleurs parce qu’un avocat-général est un homme public, qu’il est exposé comme un auteur à la