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CAUSERIES DU LUNDI.

si je pouvais sentir, je serais heureux et content, pourvu que vous le soyez »


C’est ainsi qu’un ancien, un ami de Cicéron ou de Thraséas, pouvait parler de sa fin prochaine au milieu des siens, et savait mourir.

Après tout, mourir à trente-deux ans, au comble d’une vie si remplie, au moment où la jeunesse rayonne encore, ou l’expérience acquise n’a pas encore achevé de flétrir en nous l’espérance et la foi à la régénération de la société et aux futures destinées humaines, ce n’est peut-être pas un sort si lamentable. Que serait devenu Barnave s’il avait franchi cette époque funeste, s’il avait vécu ? Il aurait vu arriver ce moment qu’il prévoyait, où la nation, rassasiée de discours, se jeta tout entière du côté de la victoire. Le Consul, qui fit placer la statue de Barnave à côté de celle de Vergniaud dans le grand escalier du palais du Sénat, lui en aurait fait monter, vivant, les degrés. Il serait devenu le comte Barnave sous l’Empire. Il aurait vieilli honorablement, mais en sentant s’affaiblir sa flamme et en ne portant plus l’éclair au front. L’autre fin pour lui a été plus digne et plus belle. Le voilà immortel dans la mémoire des bommes ; il y est fixé à jamais dans l’attitude de la jeunesse, du talent, de la vertu retrouvée à travers les erreurs et les épreuves, et du sacrifice suprême, enviable, qui épure et rachète tout.


Note. — Je dois à la bienveillance de M. le marquis de Jancourt, ancien ministre d’État, lequel a beaucoup connu Barnave, quelques explications qui répondent à la question que je me suis posée au sujet des rapports du célèbre orateur avec la Reine. Voici ce que M. de Jaucourt et les personnes les mieux informées de sa société croyaient à cet égard (je ne fais que reproduire exactement ce qui m’est transmis) :

« Barnave ne vit jamais la Reine. C’est Duport qui la voyait, au