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M. DE BALZAC.

accompli, l’honnête homme, comme on s’exprimait autrefois, a tenu de bonne heure l’artiste en échec.

Mme  Sand, est-il besoin de le rappeler ? est un plus grand, plus sûr et plus ferme écrivain que M. de Balzac : elle ne tâtonne jamais dans l’expression. C’est un grand peintre de nature et de paysage. Comme romancier, ses caractères sont souvent bien saisis à l’origine, bien dessinés ; mais ils tournent vite à un certain idéal qui rentre dans l’école de Rousseau, et qui touche au systématique. Ses personnages ne vivent pas d’un bout à l’autre ; il y a un moment où ils passent à l’état de type. Elle ne calomnie jamais la nature humaine, elle ne l’embellit pas non plus ; elle veut la rehausser, mais elle la force et la distend en visant à l’agrandir. Elle s’en prend surtout à la société, et déprime des classes entières, pour faire valoir quand même des individus, qui restent encore, malgré tout, à demi abstraits. En un mot, cette sûreté de maître qu’elle porte dans l’expression et la description, elle ne l’a pas également dans la réalisation de ses caractères. Ceci soit dit avec toutes les réserves convenables pour tant de situations et de scènes charmantes et naturelles. Quant au style, c’est chez elle un don de première qualité et de première trempe.

M. Eugène Sue (laissons de côté le socialiste et ne parlons que du romancier) est peut-être l’égal de M. de Balzac en invention, en fécondité et en composition. Il dresse à merveille de grandes charpentes ; il a des caractères qui vivent aussi, et qui, bon gré, mal gré, se retiennent ; surtout il a de l’action et des machines dramatiques qu’il sait très-bien faire jouer. Mais les détails sont faibles souvent ; ils sont assez nombreux et variés, mais moins fins, moins fouillés, d’une observation bien moins originale et moins neuve que chez M. de Balzac. Il a aussi de la gaieté et rencontre en ce genre des types