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CAUSERIES DU LUNDI.

qu’il laissât de côté, une bonne fois, ces comparaisons, ces émulations insensées et à l’usage des enfants, et, s’il lui fallait absolument chercher son idéal de puissance dans les choses militaires, qu’il se posât quelquefois cette question, bien faite pour trouver place dans toute bonne rhétorique française : « Lequel est le plus beau, un conquérant d’Asie entraînant à sa suite des hordes innombrables, ou M. de Turenne défendant le Rhin à la tête de trente mille hommes ? »

Ne forçons point les natures, et, puisque la mort a fermé la carrière, acceptons, du talent qui n’est plus, l’héritage opulent et complexe qu’il nous a légué. L’auteur d’Eugénie Grandet vivra. Le père, j’allais dire l’amant, de Mme de Vieuménil, de Mme de Beauséant, gardera sa place sur la tablette du boudoir la plus secrète et la plus choisie. Ceux qui cherchent joie, gaieté, épanouissement, la veine satirique et franche du Tourangeau rabelaisien, ne sauraient méconnaître les illustres Gaudissart, les excellents Birotteau et toute leur race. Il y en a, comme on voit, pour chacun. Si j’avais l’espace devant moi, j’aimerais à parler ici du dernier roman de M. de Balzac, l’un des plus remarquables, à mon sens, sinon des plus flatteurs pour la société actuelle. Les Parents pauvres nous montrent ce talent vigoureux arrivé à sa plus forte maturité et se donnant toute carrière. Il surabonde, il nage, il semble en plein dans ses eaux. On n’a jamais plus étalé ni secoué le sens-dessus-dessous de la guenille humaine. La première partie de ce roman (la Cousine Bette) présente des caractères d’une grande vérité, et aussi des exagérations telles qu’en a presque inévitablement l’auteur. Bette toute la première, qui donne son nom au roman, est une de ces exagérations : il ne semble pas que cette pauvre personne qu’on a vue d’abord une simple paysanne