Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
454
CAUSERIES DU LUNDI.

moment, le salon pour aller nous chercher des rafraîchissements. Dans l’intervalle, on me nomme à la maîtresse de la maison ; la conversation s’engage, et quand celle des dames qui était sortie rentre, tenant le plateau à la main pour nous l’offrir, elle entend tout d’abord ces paroles : « Eh bien ! monsieur de Balzac, vous pensez donc… » De surprise et de joie elle fait un mouvement, elle laisse tomber le plateau de ses mains, et tout se brise. N’est-ce pas là la gloire ? »

On souriait, il souriait lui-même, et pourtant il en jouissait. Ce sentiment-là le soutenait et l’enflammait dans le labeur. Le plus spirituel et le plus regrettable de ses disciples, M. Charles de Bernard, mort depuis peu, manquait de ce mobile ; il doutait de tout avec ironie et avec goût, et son œuvre si distinguée s’en est ressentie. L’œuvre de M. de Balzac a gagné en verve et en chaleur à l’enivrement même de l’artiste. Une exquise finesse trouvait moyen de se glisser à travers cet enivrement.

L’Europe tout entière lui était comme un parc où il n’avait qu’à se promener pour y rencontrer des amis, des admirateurs, des hospitalités empressées et somptueuses. Cette petite fleur qu’il vous montrait sèche à peine, il l’avait cueillie l’autre matin en revenant de la Villa-Diodati ; ce tableau qu’il vous décrivait, il l’avait vu hier dans le palais d’un prince romain. Il semblait pour lui que, d’une capitale à l’autre, d’une villa de Rome ou de l’IsoLa-Bella à un château de Pologne ou de Bohême, il n’y eût qu’un pas. Un coup de baguette l’y transportait. On ne peut pas dire pour lui que ce fut là un rêve ; car ce qui sembla longtemps le rêve et l’illusion du poète, une femme dévouée, une de celles qu’il avait divinisées au passage, l’avait réalisé pour lui en bonheur.

Tous les artistes du temps furent ses amis, et il les a