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M. DE BALZAC.

porté de là, ayant absorbé tout ce qu’il voulait savoir, et il vous étonnait plus tard à le décrire.

J’ai dit qu’il était comme enivré de son œuvre ; et, en effet, dès sa jeunesse, il n’en sortait pas, il y habitait. Ce monde, qu’il avait à demi observé, à demi créé en tous sens ; ces personnages de toute classe et de toute qualité qu’il avait doués de vie, se confondaient pour lui avec le monde et les personnages de la réalité, lesquels n’étaient plus guère qu’une copie affaiblie des siens. Il les voyait, il causait avec eux, il vous les citait à tout propos comme des personnages de son intimité et de la vôtre ; il les avait si puissamment et si distinctement créés en chair et en os, qu’une fois posés et mis en action, eux et lui ne s’étaient plus quittés : tous ces personnages l’entouraient, et, aux moments d’enthousiasme, se mettaient à faire cercle autour de lui et à l’entraîner dans cette immense ronde de la Comédie humaine qui nous donne un peu le vertige, rien qu’à la regarder en passant, qui le donnait à son auteur tout le premier.

La puissance propre à M. de Balzac a besoin d’être définie : c’était celle d’une nature riche, copieuse, opulente, pleine d’idées, de types et d’inventions, qui récidive sans cesse et n’est jamais lasse ; c’était cette puissance-là qu’il possédait et non l’autre puissance, qui est sans doute la plus vraie, celle qui domine et régit une oeuvre, et qui fait que l’artiste y reste supérieur comme à sa création. On peut dire de lui qu’il était en proie à son œuvre, et que son talent l’emportait souvent comme un char lancé à quatre chevaux. Je ne demande pas qu’on soit précisément comme Goethe et qu’on ait toujours son front de marbre au-dessus de l’ardent nuage ; mais lui, M. de Balzac, il voulait (et il l’a écrit) que l’artiste se précipitât dans son œuvre tête baissée, comme Cur-