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M. DE BALZAC.

certainement, bien qu’avec moins de rigueur et d’exactitude qu’il ne se l’imaginait ; mais la nature physique, la sienne et celle des autres, joue un grand rôle et se fait sentir continuellement dans ses descriptions morales. Ce n’est pas un blâme que je lui adresse, c’est un trait qui affecte et caractérise toute la littérature pittoresque de ce temps-ci. Un jour, M. Villemain, bien jeune encore, lisait à Sieyès son Éloge de Montaigne, ce charmant éloge, le premier qu’il ait composé, et si plein de légèreté et de fraîcheur. Quand il en fut de sa lecture au passage où il dit : « Mais je craindrais, en lisant Rousseau, d’arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses, qu’il faut toujours tenir loin de soi… » Sieyès l’interrompit en disant : « Mais non, il vaut mieux les laisser approcher de soi, pour pouvoir les étudier de plus près. » Le physiologiste, avant tout curieux, venait ici à la traverse du littérateur qui veut le goût avant tout. Le dirai-je ? je suis comme Sieyès.

C’est dire aussi que je suis un peu comme M. de Balzac. Mais je l’arrête pourtant, je m’arrête moi-même sur deux points. J’aime de son style, dans les parties délicates, cette efflorescence (je ne sais pas trouver un autre mot) par laquelle il donne à tout le sentiment de la vie et fait frissonner la page elle-même. Mais je ne puis accepter, sous le couvert de la physiologie, l’abus continuel de cette qualité, ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé, et veiné de toutes les teintes, ce style d’une corruption délicieuse, tout asiatique comme disaient nos maîtres, plus brisé par places et plus amolli que le corps d’un mime antique. Pétrone, du milieu des scènes qu’il décrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce qu’il appelle oratio pudica, le style pudique et qui ne s’abandonne pas à la fluidité de tous les mouvements ?