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BARNAVE.

Pétion et Barnave, qui étaient dans l’intérieur de la voiture royale, ne se quittèrent pas.


« Nous arrivions insensiblement à Dormans, écrit Pétion ; j’observai plusieurs fois Barnave (qui était placé en face de lui, entre le roi et la reine), et quoique la demi-clarté qui régnait ne me permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la reine me paraissait honnête, réservé, et la conversation ne me semblait pas mystérieuse. »


Et un peu plus loin, au sortir de La Ferté-sous-Jouarre.


« Barnave causa un instant avec la reine, mais, à ce qu’il me parut, d’une manière assez indifférente. »


Ce qui arriva tout naturellement et inévitablement, c’est que la reine, en femme qu’elle était, reconnut à l’instant dans Barnave l’attitude, l’accent, les égards de ce qu’on appellera toujours en France un homme comme il faut ; elle se sentit, de sa part, l’objet d’une pitié respectueuse et discrète ; elle comprit que, dans une certaine mesure, elle pouvait compter sur lui. Barnave, de son côté, repassant dans sa prison les souvenirs de cette époque, a pu dire d’une conjoncture si touchante, « qu’en gravant dans son imagination ce mémorable exemple de l’infortune, elle lui avait servi sans doute à supporter facilement les siennes. »

L’impression ne se borna point d’ailleurs à une simple disposition morale ; des actes politiques éclatants s’en ressentirent. Le premier grand Discours de Barnave à l’Assemblée, sur la question même qu’avait soulevée cette fuite, sur l’inviolabilité royale remise en question, peut compter pour son plus beau triomphe, bien qu’un triomphe éphémère. Il s’y élève à une hauteur de vues politiques et d’éloquence à laquelle il n’avait pas encore atteint, et on le dirait inspiré du génie de Mirabeau. Il essaie, en cette circonstance désastreuse, de relever, de