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L’ABBÉ GALIANI

l’idée qui triomphe parmi les hommes est une folie pure ; mais, dès que cette folie a éclaté, le bon sens, le sens pratique et intéressé d’un chacun s’y loge insensiblement, l’organise, la rend viable, et la folie ou l’utopie devient une institution qui dure des siècles. Cela s’est vu. » En fait de politique, il avait coutume de dire : « Les sots font le texte, et les hommes d’esprit font les commentaires. » Les livres comme ceux de l’abbé Raynal (Histoire des deux Indes) lui faisaient pitié au fond : « Ce n’est pas mon livre, disait-il ; en politique je n’admets que le machiavélisme pur, sans mélange, cru, vert, dans toute sa force, dans toute son âpreté. » Ce machiavélisme dont il était imbu et qu’il affichait beaucoup trop, il l’a pratiqué jusqu’à un certain point. De retour à Naples, devenu magistrat et Conseiller du Commerce, tout en insistant sur certaines réformes positives et utiles, et en s’appliquant à les introduire dans son pays, il ne chercha point du tout, comme on disait en France, à propager les lumières. Un jour qu’une troupe française était à Naples et qu’elle y jouait la comédie, chargé de l’examen des pièces, il empêcha qu’on ne jouât le Tartufe. Il l’écrit à d’Alembert et s’en vante.

Quand on l’entendait causer politique, on dit qu’il était aussi charmant que lumineux. Quand on le lit aujourd’hui, s’échappant sur ces matières dans sa Correspondance, il faut faire la part des idées hasardées, des paradoxes, du besoin d’amuser qui le tourmentait toujours, de sa manie de prédire et de prophétiser, enfin des bouffonneries perpétuelles qui viennent se mêler à tout cela. Chez lui, un raisonnement sérieux et profond se tourne tout à coup en calembour. Pourtant à travers ces défauts, aujourd’hui très-sensibles, il y a bien du bon sens, bien des idées, des horizons d’une grande étendue, et, à chaque instant, des perspectives.